Dean sortait d'une librairie – une de ses occupations parmi d'autres lorsque l'emploi du temps le lui permettait. Il avait senti le besoin de renouveler sa bibliothèque et comme l'heure d'ouverture de l'Archange était encore assez éloignée, était parti vadrouiller en ville à la recherche d'ouvrages intéressants et encore inconnus à sa curiosité. Sur le chemin du retour il avait déjà calculé le temps qui lui restait et établi ce qu'il devait encore faire – entre autre quelques achats pour Marius qui lui avait transmis une liste de courses alimentaires avant son départ. Les rues étaient bondées – le printemps était arrivé et avec lui ses premiers rayons de soleil. Le ciel était clair et tout le monde semblait s'être mis d'accord pour sortir profiter du temps, et même Dean qui préférait le silence des bibliothèques au brouhaha de la ville devait s'avouer vaincu par la bonne humeur ambiante qui habitait tout un chacun. Il s'arrêta dans un tabac, acheta un nouveau paquets de cigarettes avant de ressortir pour s'en allumer une, et ce n'est que lorsqu'il releva la tête que le regard fut attiré par un éclat roux, de l'autre côté de la rue.
Difficile pour le plus âgé de ne pas remarquer la splendide chevelure de feu qui se démarquait parmi la foule installée en terrasse – juste en face. La rouquine avait beau lui tourner le dos, Dean ne doutait pas un seul instant qu'il s'agissait là de la cadette des Heivoris, prétendument restée à Alfea. Pieu mensonge, puisqu'elle était présentement attablée sous ses yeux et – de toute évidence – pas vraiment en train d'étudier. Curieux, Dean traversa la rue pour rejoindre le café, s'approchant dans le dos de la jeune femme. Arrivé à sa hauteur, il tira une chaise vers sa table, posa ses achats sur le côté et s'installa à sa droite, lui offrant un sourire qui se voulait rassurant.  « Tu profites du soleil ? Je pensais pas te voir là... » Of course, puisqu'elle n'était pas censée être ici, mais c'était un détail qu'il ne jugea pas bon de mentionner, du moins pas pour le moment.  A la place, il se contenta d'un clin d'oeil entendu, laissant à l'Heivoris le soin de comprendre qu'il savait. La plus jeune pouvait bien se promener où bon lui semblait, ce  n'était pas à lui de lui faire la leçon. Il avait souvent séché les cours de son propre cursus et se voyait mal faire la moral à Cassia sur la façon dont elle gérait ses études quand lui même les avait purement et simplement lâché.  « T'es toute seule ? » Question par simple curiosité. Loin de là l'idée de s’immiscer dans la vie privée, mais il connaissait l'importance d'avoir des ami(e)s et des personnes sur qui compter et s'inquiétait de voir Cassia solitaire en un si bel après midi. La chose n'avait rien d'alarmant, en soit. Il appréciait lui-même d'avoir des moments à lui – et peut-être venait-il justement de gâcher un de ses instants à la jeune fae. Qu'à cela ne tienne, il n'avait de toute façon pas prévu de s'attarder et avait un planning à respecter, lui aussi.

Le regard océan accroche d’abord les sacs posés sur la chaise, puis un sourcil se hausse et l’attention suit les mouvements jusqu’à tomber sur le visage si familier de Dean. Un carnet ouvert sur deux pages blanches et un café devant elle trahissent qu’elle est là depuis un moment déjà, les rayons du soleil s’entichant de la chevelure rousse. « Tu devrais arrêter de lire, ça te rend légèrement trop perspicace. » Le ton est taquin, la langue acérée ne tardant jamais à trouver quelques railleries ou sarcasmes. Elle l’a toujours trouvé charmant, ce garçon là, elle a toujours trouvé qu’il méritait mieux que la voie qu’il s’était choisi, en plaquant tout pour un obscur business dont, évidemment, personne ne parlait jamais à celle que tout le monde voyait encore comme une enfant. Les treize années de la fée étaient pourtant loin, à présent, et aucun sortilège ne pourrait continuer à l’enfermer dans la protection acharnée des Heivoris. Un instant, les images se superposent, le clin d’oeil de Dean rappelant Dairen et elle chasse le fantôme qui hante son coeur. Ce qu’il reste de son coeur. « T'es toute seule ? » La cuillère est tournée négligemment dans la tasse, les doigts fins, parfaitement manucurés, tentant d’offrir une certaine contenance. Parfois, elle aimerait oublier que Dean est proche de Diaz. Parfois, elle aimerait échapper à l’ombre de ce grand-frère qu’elle aimait tant mais qui pourrait lire en elle comme dans un livre ouvert, qui se heurterait alors au fait qu’elle n’est plus l’enfant innocente qu’ils avaient vu grandir et laissé entre les murs d’Alfea. Pourtant, elle avait oublié, une fois, avec cet Autre qui ne donnait plus de nouvelles, feignait de ne pas vraiment la connaître ; maîtriser ses sentiments et ses paroles lui apparaissait donc vital. « Evidemment. Les mauvais garçons ne trainent pas sous les rayons de Solaria. » Jeu dangereux. L’air d’une plaisanterie, sous un fond de vérité. Personne n’envisageait jamais que la douce, la tendre, la lumineuse Cassia puisse s’enticher des ombres, parce qu’on ne pouvait l’imaginer tremper ses mains délicates dans les affres de la douleur, dans les tourmentes de passions destructrices - elle n’avait que dix-huit ans, et la créature dansant joyeusement sous la clarté de son domaine magique n’était pas compatible avec de telles idées. Pas pour ceux qui la connaissaient depuis petite, pas pour cette vaste fratrie qui avait déjà le monopole de la peine et des emmerdes. Non, vraiment, Cassia était un miracle, une poupée choyée, chérie par les siens, une élève brillante et pleine d’un avenir radieux.

Mais Dean n’était pas comme les autres, il n’était pas un Heivoris même si elle avait du mal à le dissocier de sa famille et ce qu’il voyait pouvait être différent des considérations de ses ainés. « Et puis, tu imagines, si je fréquentais des personnes indignes de mon rang, ma mère n’aurait aucun scrupule à leur faire fondre la cervelle. C’est amusant comme les fées les plus distinguées peuvent s’avérer soupe au lait. » Si Elain avait envoyé valser les conventions pour fonder sa propre famille, accrochée à son bonheur plus qu’aux machinations politiques, elle n’en restait pas moins conseillère à la Cour. Le port de tête gracieux de sa fille lui venait d’elle, ses postures toujours forgées d’élégance aussi, comme si la jeune femme oscillait entre deux monde, celui où elle pouvait être n’importe quelle demoiselle anonyme et celui où le rôle de sa mère pesait sur ses frêles épaules. « Tu sais que tu vas ruiner ta réputation d’ancien élève ayant tout plaqué à force de traîner dans des librairies ? Tu ne trainerais pas ici si ce n’était pas pour le charme de jolies pages, ne prétends pas le contraire. »  

Elle ne répond pas tout de suite, et le bruit de la cuillère qui tourne lentement dans la tasse meuble quelques secondes le silence de la conversation. Le regard s'attarda sur le visage de l'Heivoris, essaya de décrypter les émotions qui pourraient s'y cacher, mais il ne possédait aucun talent mental de ce genre et buta maladroitement contre les traits fermés. Il se débrouillait bien mieux lorsqu'il s'agissait de deviner les pensées du grand frère, mais la petite sœur, elle, restait un difficilement accessible. Cela étant dit, il n'était pas bien difficile de trouver dans le silence et les doigts fins qui s'occupaient sur la cuillère une façon de réfléchir à ses mots et donc, un besoin de taire quelque chose. Si la réponse avait été simple, elle aurait répondu immédiatement, n'est ce pas ? « Evidemment. Les mauvais garçons ne trainent pas sous les rayons de Solaria. » Il ne parlait pas spécialement de garçons. Des filles de son âge surtout, mais la phrase ne manqua pas d'attiser la curiosité du plus âgé. De nouvelles questions arrivaient, qu'il n'avait de base pas eu l'intention de poser. Le fait est que la cadette avait largement l'âge de tomber amoureuse, et son allusion laissait penser à Dean qu'elle en avait peut-être déjà subi quelques désagréments. « Et puis, tu imagines, si je fréquentais des personnes indignes de mon rang, ma mère n’aurait aucun scrupule à leur faire fondre la cervelle. C’est amusant comme les fées les plus distinguées peuvent s’avérer soupe au lait. » Oui, probablement... Il pouvait imaginer... La remarque lui tira un sourire un brin forcé. Il n'avait jamais vraiment ressenti de différence entre lui et Diaz et en oubliait parfois le rang de ce dernier. Il n'était pas un fae. N'avait pas de grande famille à honorer. Pas de compte à rendre. Pas d'héritage à mériter. Diaz avait beau être adopté, il n'en restait pas moins un Heivoris à part entière et avec ça, son lot de devoirs. Avait-il déjà fait face à la désapprobation de sa mère, à traîner ainsi avec des mortels ? Supportait-il des remarques désobligeantes du fait de leur proximité ? « C'est de ton âge, pourtant. » Il ne précisa pas quoi. « Tu sais que tu vas ruiner ta réputation d’ancien élève ayant tout plaqué à force de traîner dans des librairies ? Tu ne trainerais pas ici si ce n’était pas pour le charme de jolies pages, ne prétends pas le contraire. »  La remarque lui arracha un rire bref. « Je savais pas que j'avais une réputation à tenir. » Mais pour sur que du point de vue de la mère Heivoris, il devait être de ces mauvaises fréquentations. Le simple fait d'être un Héritier le mettait sur la liste persona non grata d'Argaia et l'obligeait à mentir sur ce qu'il était, constamment.  « T'as raison, j'ferais mieux d'aller me planquer pour vendre de la drogue et brûler des poubelles, ça rentrera mieux dans mon rôle de mauvais garçon » Nouveau sourire, plus sincère cette fois alors qu'il faisait signe au serveur de venir prendre sa commande. Il demanda un café à son tour avant de désigner du regard le carnet de la plus jeune. « Et toi alors ? Un mec t'a brisé le cœur ? Tu t'es enfuie de l'école pour venir écrire dans ton journal intime à quel point le monde est horrible et qu'personne ne t'aime ? » Le ton était sarcastique, volontairement moqueur. Bien sur, ce n'était pas un journal intime. Ou peut-être que si.  « Diaz est au courant que t'es là ? » Il se doutait déjà que la réponse serait négative...

« C'est de ton âge, pourtant. » Le sourcil se hausse à nouveau, plus sceptique, presque provocateur. Et puis il y’a ce rire, qui l’arrache un instant à ses sombres considérations, qui rallume quelque chose, comme si elle n’était faite que pour ça : briller dans la joie apportée aux autres, s’illuminer dans la main tendue aux destins chahutés. Les lèvres se pincent imperceptiblement, après coup. Elle n’avait jamais vraiment remarqué les points communs entre Dean et Dairen, jamais essayé d’analyser qu’ils avaient cette façon de survivre à un monde qui ne paraissait pas vouloir d’eux, pas aussi aisément qu’elle. Est-ce qu’ils étaient amis ? Est-ce qu’il risquait de trahir cette réalité ? Est-ce qu’elle risquait de se retrouver prise au piège de ce cercle, ce tourbillon oscillant entre protection et tentation ? « T'as raison, j'ferais mieux d'aller me planquer pour vendre de la drogue et brûler des poubelles, ça rentrera mieux dans mon rôle de mauvais garçon » Il a tourné la tête vers le serveur, pour prendre la commande, et un clignement d’yeux l’avait faite disparaître. Aller se planquer pour vendre de la drogue. La superposition sur la rétine. Les éclats de verre du myocarde. Et le voile s’efface aussitôt, ramène les contours de la jeune fée sur la chaise, comme si de rien n’était, une jambe croisée sur l’autre, les doigts toujours sur la cuillère.

« Et toi alors ? Un mec t'a brisé le cœur ? Tu t'es enfuie de l'école pour venir écrire dans ton journal intime à quel point le monde est horrible et qu'personne ne t'aime ? » Le visage se penche légèrement, faisant glisser la cascade de cheveux roux d’un côté de son épaule. Il y’a un anneau d’or blanc à son index, qui attrape les rayons de la si belle journée. Elle bouge, cesse de faire tourner le liquide désormais froid dans sa tasse et se penche légèrement. Il y’a toute la taquinerie du monde dans son attitude, de la malice. Elle devrait se taire, n’est-ce pas ? Elle devrait se montrer mesurée, discrète, délicate, pleine de dignité. La Cassia des Heivoris n’est visiblement pas tout à fait la même que la Cassia d’Alfea, ou hors les murs, libre de défaire les menottes de son environnement trop parfait. « Vois-tu.. le problème, c’est que tout le monde m’aime. Je ne peux même pas soupirer sans que ma vaste fratrie ne s’en inquiète. » La petite dernière, le miracle inattendu, l’enfant pour lequel ses parents avaient eu peur que ceux adoptés se sentent mis en danger ou à l’écart. La poupée qui avait charmé son univers avec sa curiosité débordante, son esprit en ébullition. « Qu’est-ce qui est de mon âge ? Traîner avec des abrutis immatures dont l’occupation favorite est un concours à qui lancera son javelot le plus loin, alors même qu’aucun d’eux n’est l’épée la plus aiguisée de l’armurerie ? » Le ton s’était fait plus bas, presque des confessions, peintes de sarcasme. Lorsqu’elle se recule, appuyant son dos contre sa chaise, c’est pour faire tourner un stylo entre ses doigts. « Les coeurs, c’est fait pour les mortels. » Peut-être qu’un instant, elle n’a plus du tout eu l’air de l’adolescente dont ils avaient tous l’habitude, peut-être que le contraste a été trop grand et qu’elle a oublié le masque non loin, dans une ruelle. Peut-être même qu’il a brûlé entre deux poubelles, entre les lettres rouges de ses premiers amours. « Diaz est au courant que t'es là ? » « Non. Et est-ce que je sais où il est, ce qu’il fait de ses journées, après tout ? Pas plus. »  

Il aurait pas dû être si sarcastique, peut-être. Le sorcier n'avait pas spécialement envie de s'attirer les foudres de la jeune Heivoris, mais il n'aurait sûrement pas pû s'y prendre mieux qu'en la provoquant de la sorte. Il avait regretté ses mots dès l'instant où ils étaient sortis, mais il était un peu tard pour les effacer. « Vois-tu.. le problème, c’est que tout le monde m’aime. Je ne peux même pas soupirer sans que ma vaste fratrie ne s’en inquiète. » Etait-ce mal ? Etait-ce si terrible que ça d'avoir des personnes autour de soi pour s'inquiéter de son bien être ? Les exigences des Heivoris étaient peut-être nombreuses... Trop nombreuses, il n'en savait rien. La famille, voilà qui était encore un sujet sur lequel il ne pouvait pas vraiment donner de conseils. Mais voir la plus jeune se plaindre d'une trop grande attention de la part de sa fratrie le faisait rire intérieurement. Il n'enviait pas sa situation, pour autant, il se rappelait des moments passés avec sa propres parents adoptifs... Et du vide qui s'était incrusté lorsqu'il leur avait tourné le dos. Il aurait refait ce choix un milliard de fois, ça n'enlevait rien de la sensation de perte. « Qu’est-ce qui est de mon âge ? Traîner avec des abrutis immatures dont l’occupation favorite est un concours à qui lancera son javelot le plus loin, alors même qu’aucun d’eux n’est l’épée la plus aiguisée de l’armurerie ? » La réflexion le fit rire, encore. Il n'avait jamais connu la cadette si salé. Ne l'aurait même pas imaginé ainsi... C'était une découverte, quant à savoir si elle était bonne ?  « Tester des trucs, faire des conneries. Sortir sans autorisation. Tomber amoureuse... ? » Expliqua t'il, sans se départir de son sourire. « Les coeurs, c’est fait pour les mortels. » « C'est ça, alors ? » Osa t'il ajouter, avant de s'enfoncer un peu plus dans sa chaise. Et lorsqu'il mentionna Diaz, souhaitant savoir s'il avait connaissance de la présence de sa petite sœur à Solaria, il ne fut pas vraiment surpris de la réponse « Non. Et est-ce que je sais où il est, ce qu’il fait de ses journées, après tout ? Pas plus. »  Non. Évidemment que non. Ils avaient trop de problèmes de communication et pas assez de points communs. Lorsque le serveur revint avec son café, il attrapa la tasse pour en prendre une gorgée, réfléchissant à la meilleure approche.  « Est-ce que tu as des ennuis, Cassia ? » Finit-il par demander, le plus simplement du monde. Il ne voulait pas s’immiscer dans sa vie privée, et encore moins lui donner l'impression de fouiner. Mais la conversation était clairement orientée et il ne pouvait pas vraiment l'ignorer... « Je veux pas avoir l'air de me mêler de c'qui me regarde pas mais... j'ai l'impression qu'un de ces garçons à l'épée pas très affûtée t'a brisé le cœur. » Il haussa des épaules. Si ça se trouve, il faisait fausse route et prêtait à la cadette des émotions qui ne lui appartenait pas.

« Est-ce que tu as des ennuis, Cassia ? » Des ennuis ? Pourquoi aurait-elle des ennuis ? Après tout, elle était toujours une excellente élève, passionnée par l’apprentissage en général, en dehors de ses escapades durant les six derniers mois, quand elle ne se contentait pas d’attendre les week-ends, on ne relevait pas sur son dossier scolaire la moindre petite variation, jamais un devoir rendu en retard ni de discipline à revoir. Non, vraiment, Cassia était la fille dont tous les parents rêveraient, à côté de bien des camarades laxistes sur leurs études. Elle ne pouvait pas prétendre avoir de quelconques ennuis, alors. « Je veux pas avoir l'air de me mêler de c'qui me regarde pas mais... j'ai l'impression qu'un de ces garçons à l'épée pas très affûtée t'a brisé le cœur. » « N’insulte pas mes goûts, veux-tu. Ils sont à peu près aussi intéressants que mes cours de maternelle. » Et pourtant.. pourtant une silhouette accroche son regard, suspend le temps quelques secondes, parce qu’elle n’est pas sûre, parce qu’il a disparu dans la foule trop nombreuse par ce beau temps. Les contours de la fée s’estompent, se réfractent à nouveau, elle apparaît et disparaît plusieurs fois, le souffle suspendu à ce pauvre, ce malheureux espoir. Ce n’était sûrement que quelqu’un qui lui ressemblait. Et, d’un autre côté, si elle le laissait filer, elle s’en voudrait tellement. Une nouvelle disparition et elle ne se trouve plus sur la chaise, auprès de Dean, comme s’il n’avait même jamais existé, comme si il s’était fait éclipser par la venue d’une quelconque célébrité.

Un tour sur elle-même, le regard azur scrutant les visages, la tignasse rousse à nouveau momentanément visible dans l’allée. Le prénom meurt au bord des lèvres. Il n’oserait pas, n’est-ce pas ? Il ne lui ferait pas ça ? Il n’aurait pas l’audace de la croiser pour s’évaporer, comme le maudit voleur de coeur qu’il est ? Elle sait où le trouver, elle pourrait aller l’extirper de son coin de bar, l’arracher à son quotidien pour l’obliger à parler, au prix du secret, au prix de sa discrétion auprès de Diaz. Elle pourrait tirer les vers du nez de Dairen, le menacer de le fumer, littéralement, s’il refuse encore de lui parler, de lui expliquer.. mais elle ne saurait pas comment. Ils attireraient forcément l’attention des clients, elle n’est pas inconnue des amis de son frère, comment justifierait-elle un esclandre pareil ? Le jeu se reproduit plusieurs fois, des mètres avalés entre deux impression qu’elle n’est qu’une ampoule grillée, clignotant d’un point à l’autre de ses déplacements. Et puis elle s’arrête, face à la pierre, dans une impasse. La colère stabilise les dons, rage soudaine, contre elle-même d’avoir envisagé qu’il viendrait la trouver, contre lui de la laisser sans un mot, sans un regard. Et c’est comme si la lumière rallumée par le rire de Dean n’avait jamais existé, comme si elle n’était plus qu’une ombre, appuyée contre un mur, la main rejetant les cheveux en arrière pour y rester piégée une seconde, effaçant cette pitoyable envie de pleurer qui revient à chaque échec. Le goût de paradis sur la langue ne ressemble plus qu’aux cendres d’un long enfer.  

« N’insulte pas mes goûts, veux-tu. Ils sont à peu près aussi intéressants que mes cours de maternelle. » ça, ça aurait encore pu le faire rire, si l'espace d'un instant la plus jeune n'avait pas disparu. Une fraction de seconde à peine. Le temps d'un battement de cils. Dean cru d'ailleurs qu'il ne s'agissait que de ça, et il serait resté sur cette étrange conclusion si le phénomène ne s'était pas reproduit.  « Cassia ? » L'inquiétude planait, et il n'eut pas vraiment le temps de déterminé ce qui venait réellement de se passer. Cassia disparut encore. Définitivement. En un claquement de doigt, il se retrouva seul à la table. Le cœur loupa un battement alors que naïvement, il perdit quelques secondes à attendre qu'elle réapparaisse. Elle pouvait pas totalement disparaître, hin ? La main s'tendit pour se refermer sur le vide où la fae aurait dû se trouver. Rien. Évaporée. Dans sa tête, des milliers de films se mirent en marche. Il se voyait déjà en train d'essayer d'expliquer à Diaz la façon déplorable dont il avait perdu sa sœur. J'ai perdu ta sœur. Comment pouvait-il la PERDRE au milieu d'une telle foule ?!? Comment pouvait-il justifier l'fait qu'elle s'était juste... dissipée.  « Cassia ?! » Il se releva d'la chaise, si violemment qu'elle manqua de se renverser en arrière.  Par réflexe, il regarda autour de lui dans l'espoir de voir réapparaître la tignasse rousse. Plus loin le regard accrocha un reflet au soleil, dans l'allée. Il balança sur la table quelques pièces pour le café avant de se précipiter en direction de l'endroit où il avait l'impression de l'avoir vu. Une impression, c'était un peu faible comme indice, mais tout allait trop vite pour qu'il attende de voir autre chose. Il appela à nouveau son prénom dans la foule sans que personne ne lui réponde en retour. Putain il fallait qu'il la retrouve. Putain, il avait laissé ses livres sur la table. La panique qui s'insufflait dans ses veines allait croissante alors que le souffle devenait court. La fae réapparut, clignotement dans la rue, jamais au même endroit. Le sorcier suivait le phénomène du mieux qu'il pouvait, l'attention portée sur tout ce qui l'entourait. Il était impossible de deviner où elle allait de nouveau faire surface. Et il avait fallu que l'accident se produise un jour où tout le petit peuple était dehors. D'un coup, le monde autour de lui était devenu oppressant, et ce fut un soulagement lorsque la piste le conduisit jusqu'à une ruelle un peu moins fréquentée. Elle était là. Face à un mur, les contours tremblants comme si un rien pouvait la balayer.  « Cassia ? » Appela t'il, tout doucement. Le regard vissé sur la cadette, prêt à lui sauter dessus si jamais elle venait encore à disparaître, c'qui était honnêtement fort probable. Il en savait rien. Il avait pas connaissance de fae pouvant se rendre invisible. Il savait pas comment ça fonctionnait, ni si elle en avait le contrôle... « ça va aller, ok ? Reste calme. » Il lança, incertain de ses mots. Sa propre respiration peinait à se stabiliser. Son cœur tambourinait comme s'il voulait sortir de sa poitrine. Y'avait que l'air perdu sur le visage de la plus jeune qui retenait toute son attention. L'air d'un truc en train de se briser, quelque chose à l'intérieur qui menaçait d'éclater. Mais lui, que pouvait-il faire ? A moins de drainer ses pouvoirs pour l'empêcher de les utiliser temporairement... Chose qu'il ne ferait pas. Jamais. Non, il avait besoin d'une meilleure solution, plus viable. Plus permanente. Plus à même d'aider la jeune fille, plutôt que de morceler encore davantage ce qui paraissait encore sauvable. Ça devait être une forme de tamisage, peut-être ? Il leva les mains en signe d’apaisement avant de se rapprocher d'elle, pas à pas. Quelle était la distance de sécurité, avant de la faire à nouveau  s'évanouir dans la nature ?   « Est-ce que tu peux seulement me dire ce que tu as fait, là ? »

« ça va aller, ok ? Reste calme. » Comment ça pourrait aller ? Elle avait l’impression de sentir son coeur tambouriner dans sa poitrine, ses veines entrer en ébullition pour venir cogner le sang dans ses tempes. Pire que tout, la sensation que ses poumons n’étaient plus capable d’assimiler l’air autour et ses doigts tremblants, malgré sa tentative de contenir les effets physiques de ces émotions qui se déversaient en torrents à travers son corps. Pauvre petit corps si faible. Pauvre petite fée si fragile, friable. « Est-ce que tu peux seulement me dire ce que tu as fait, là ? » Ce qu’elle a fait ? Sa voix semble lui parvenir au travers d’un brouillard, au milieu d’une lumière mentale parfaitement inexistante à l’extérieur d’elle-même mais tout à fait présente. La Lumière, à portée, derrière ce vacarme de sentiments, derrière le brouhaha de doutes, derrière la montagne de peur. Elle a pivoté maladroitement pour être dos au mur, pour s’appuyer contre, les yeux fermés et les bras retombant le long de son corps, sans que ses doigts ne cessent de trembler légèrement. Presque comme une droguée en manque. « Je suis une fée de la Lumière, Dean. Je peux la réfracter et vos yeux ne voient plus ce qui est pourtant bien là. » Pas de talent de Tamisage, donc, un simple talent d’invisibilité.. qu’elle n’avait cependant jamais entendu sa mère réellement évoquer, sa maîtrise dans l’art de manipuler les photons sans doute bien plus utile. Sa langue lui semble pâteuse, soudain. « C’est juste que je.. je.. » Je quoi ? Je suis incapable de contrôler ce qu’il se passe ? Elle ne pouvait décemment pas affirmer cela aussi brutalement sans qu’il n’en parle à son frère, sans que ça n’en vienne aux oreilles de sa mère, sans que son père ne se fasse un sang d’encre. Elle glisse contre la surface rugueuse dans sa jolie robe parme, s’assied à même le sol, roseau pliant dans l’adversité. Son seul ennemi, c’était elle-même. « Tu dois rien dire à Diaz. »

Diaz qui avait assez de problèmes à gérer. Diaz dont les capacités étaient réellement encombrantes, handicapantes au quotidien. Diaz qui ne devait pas chercher son contact plus qu’il ne le faisait, pour ne pas qu’il se prenne de plein fouet ça, sur lequel elle n’arrivait à poser aucun mot juste. « C’est.. comme si.. je sais pas. Comme si j’étais cassée. » Défectueuse. Les yeux bleus sont toujours prisonniers des paupières closes, de ce sentiment de honte qui rampe, gratte à la surface de l’esprit, allonge les griffes autour de ses peurs, parce que si elle l’exprime, alors ça aura une réalité, une vérité. Si quelqu’un sait, comment prétendre que ça n’existe pas ? Roméo ne passe plus par le balcon pour la kidnapper, il n’est plus là pour faire naître les flammes qui consumaient les incertitudes, pour le faire se sentir jolie, drôle, intelligente ou utile. Il ne reste que les cendres et l’obscurité. Que ces lambeaux de sentiments sur la braise. « Ressentir me fait disparaître. Ca me fait disparaître parce que ça me fait mal.. c’est.. trop. J’ai l’impression d’étouffer et parfois, je voudrais vraiment m’évaporer. J’ai aucune idée de quoi faire de toutes ces émotions, elles sont à moi, à personne d’autre, pas comme Diaz et probablement que tout le monde s’en fout. » Dépréciation d’elle-même. Le visage s’est baissé, les yeux rouverts vers le sol, derrière un rideau de cheveux roux. « Et d’un autre côté, plus c’est violent, plus je sens ma magie, elle est là, pourtant j’arrive pas à l’attraper, la canaliser.. je suis désolée c’est ridicule. »