Impossible de justifier un nouveau week-end à étudier à Alfea. Impossible de prétendre crouler une nouvelle fois sous les devoirs. A contre coeur, elle est retournée à la demeure familiale, profitant que chacun soit occupé pour se glisser sans un mot dans sa chambre. Un soupir de soulagement plus tard, le sac négligemment déposé au sol, elle s’installe sur son lit, profitant du silence environnant, de l’absence de cette famille qu’elle adore mais qui l’étouffe parfois, qui ne veut pas la voir grandir surtout. Les rayons du soleil par la fenêtre réchauffent la peau mais n’atteignent pas l’âme mélancolique, les pensées indécises, la concentration aux abonnés absents - pire encore, la plume anesthésiée, incapable de décharger le coeur entre les pages blanches. C’est plus simple à l’université, elle peut dissimuler la peur qui ronge ses veines dans l’étude compulsive, à en oublier de manger, de dormir ou de respirer, son être tout entier accroché à sa curiosité, sa soif d’apprendre, sans regards inquisiteurs, sans qu’on veille sur elle comme un trésor trop fragile. C’est ainsi qu’elle se sent, dès lors qu’elle revient à la maison : fragile, petite, aussi insignifiante que lorsque le garçon n’est jamais venu au rendez-vous, qu’il n’a plus donné signe de vie, poupée chiffon dont il s’est lassé. Pourquoi ne pas simplement en avoir parlé ? Pourquoi ne pas simplement avoir été honnête ? Et que diraient ses parents, qui voient encore en elle une fillette innocente ?

Les images défilent derrière les paupières closes ; elle sent l’angoisse ramper sous sa peau, des milliers d’aiguilles s’infiltrer dans le myocarde, forgées de ses doutes, le miroir ne renvoyant qu’un reflet déformé. Qu’allait-elle devenir si elle n’était même pas capable de museler de vulgaires sentiments ? Pourtant sa lumière n’a jamais autant brillé que quelques mois auparavant, son rire n’a jamais fait s’envoler autant de papillon que lorsqu’il la retrouvait, à l’abri des regards, dans le plus grand secret. Elle n’a jamais tant fusionné avec sa nature, foncièrement aimante, qu’en frôlant ses lèvres. Elle a fait des progrès fulgurants, jusqu’à la chute, impitoyable, qui la mène à trembler entre ses draps argent. Repousser le flux. Enterrer ce qui accélère le sang dans ses veines, fait tourner la tête. Elle est seule, ce n’est pas grave si elle pleure, n’est-ce pas ? Personne n’en saura rien. Dans les contes, les larmes d’une fée auraient des pouvoirs fabuleux, cependant les siennes ne lui semblent que faiblesse, vaisseaux d’une honte innommable de ne pas avoir la dignité, la prestance de sa mère. Une porte claque, elle l’entend, et la panique augmente. Pourquoi fallait-il que ces crises pathétiques l’écrasent ainsi, aux mauvais moments ? Et dans sa volonté de disparaître, de ne plus jamais être observée dans un tel état, la magie s’active, réfracte, joue à la faire apparaître et disparaître telle une ampoule grillée. C’est Diaz, elle reconnaît la voix. C’est Diaz et c’est pire que tout, parce qu’à lui elle ne peut rien cacher, parce qu’il est lié à l’esprit et ses efforts pour le fuir depuis quelques semaines risquent d’être réduits à néant s’il la trouve ainsi, recroquevillée sur son lit, dans sa jolie robe de soie noire, couleur de la révolte, de la peine, couleur qui n’habillait généralement pas l’enfant d’autrefois.

« Cassia ? On peut discuter ? » Non, non, non, non. Elle veut simplement être seule. Seule devant sa foutue page blanche, avec ses pensées noires, seule avec ses miettes de contrôle, les confettis de son myocarde. Seule, le temps de retrouver la maîtrise, de refermer la boîte de Pandore. Le temps de cadenasser cette chose qui rampe sous sa peau, qui déchire toutes ses certitudes. La lumière chauffe, la silhouette apparaît et disparaît comme si elle passait derrière une vitre teintée, à intervalles irréguliers. Ca va aller. Reprends-toi. Leur mère savait ériger des murs immenses autour de son âme, elle était maîtresse d’elle-même, se parant de toute la dignité du monde face aux agacements, aux déconvenues. Cassia se sentait comme un volcan, d’abord illuminée de l’intérieur par les douceur de l’amour, puis se heurtant à l’éruption de peine et de rage face à la désillusion - l’abandon. « Laisse-moi tranquille, Diaz. » Ca se veut cassant, mordant, un brin agressif, mais les larmes roulent et trahissent un tremblement dans sa voix. Son rythme cardiaque affolé lui compresse la respiration, et il lui semble qu’on a fracturé les fondations de son être, fissuré l’architecture solide de son enfance. Avait-elle toujours été encline à ressentir le monde si intensément ? S’était-elle contentée de nier cette réalité, de l’enterrer si loin qu’elle l’avait oubliée ? Dans le tourbillon qui la traverse, pourtant, elle a l’impression de sentir la chaleur du soleil, l’ancre de son élément, d’entrevoir un éclat intense au bout du tunnel. Et si elle s’enfonçait dans ce chaos interne, toucherait-elle du bout des doigts le secret d’ailes pas encore déployées ? Le sel de ses joues glisse sur les pages vierges du carnet, imbibent le papier.

« T’as pas des activités pressantes ? Je sais pas, t’occuper de ta vie et d’affaires dont tu parles jamais, pour changer ? »  L’ombre de Dairen flotte une seconde dans son esprit, les contours flous, à l’ombre de ses souvenirs nocturnes, d’une ruelle clandestine. S’occuper de son bar, de ses fréquentations, de ses emmerdes à lui, pour ne pas l’obliger à recracher les siennes. En vérité, elle est dévorée par la peur, bouffée par la sensation de ne pas être assez bien, de ne pas valoir suffisamment pour qu’on reste, qu’on l’accepte dans sa vérité, loin du masque social, de la bienséance, de la Cour vers laquelle chacun de ses pas la mène. Un gouvernement a toujours besoin de propagande avait-elle un jour affirmé, pour justifier le savant mélange de son cursus, des Sciences politiques mêlées d’une passion pour l’art de manipuler les mots, la communication - l’image qu’on renvoie contre ce que l’on est, foncièrement. Elle aurait pu choisir de s’éloigner de ce monde, des machinations, des fourberies, elle avait peut-être cru que cela refroidirait définitivement la chaleur enchantée de son âme, de ce coeur qui brûlait si aisément. Elle avait l’impression de sentir sa tête bourdonner, son sang fondre dans cette angoisse démesurée de se confronter aux vérités cachées de la fée qu’elle pourrait être. Tout était bien plus facile avant qu’elle ne ressente cette profonde connexion avec sa nature, qu’elle ne déploie une certaine assurance pendant les cours, un nouvel aspect, chrysalide lentement ouverte, sortie de l’enfance, mais encore trop proche pour assumer ses travers - boire jusqu’à la lie un désir brûlant de vivre. Il ne faut pas que Diaz apprenne avec qui elle a fait le mur, qu’elle l’a fait certes mais surtout pas que sa révolte a suivi l’ombre d’un gars rencontré dans son entourage. Peut-être qu’il l’a oubliée, que ces six mois clandestins ne seront jamais évoqué et qu’aucun conflit stupide ne naîtra de l’expérience, sinon celui qui se joue entre ses côtes.