La musique qui tambourine dans ses oreilles à la seconde même où elle passe l’embrasure de la porte. Les rires, éclats de verre et autres animosités qui résonnent contre les murs, la plongeant tout de suite dans l’ambiance festive du lieu. Un sourire qui étire ses lèvres vermeilles, peintes pour l’occasion. D’un rouge vif, voluptueux, en harmonie avec ses yeux gonflés de mascara d’un noir charbon et d’un fard à paupières pailleté. Ses cheveux sont décoiffés. Laissés sauvages. De légères boucles ondulent çà et là avec élégance. Tout a été étudié. Perfectionné. Travaillé. Chose qui lui a pris un temps fou, mais qui lui va à ravir. Être une spécialiste ne lui permet jamais de s’exprimer. De réveiller la femme qui sommeille en elle. Les ongles doivent être courts, le maquillage discret, ou les cheveux attachés. Sans parler de l’uniforme. C’est terne. Redondant. Banal. Alors quand elle est en congé, et mieux, quand elle part en soirée, elle a toujours mis un point d’honneur à s’affréter. À raviver les couleurs et ériger ses courbes graciles.

Elle n’est pas à Solaria depuis bien longtemps. Ce qui fait qu’elle ne connait pas encore très bien la ville. Mais de par son amie Heava, elle a découvert l’Archange. L’endroit lui a plu. Tellement que ce soir, elle a décidé d’y retourner. Seule, cette fois. Mais ce n’est pas quelque chose qui la dérange, bien au contraire. Débarquée sans amie, sans attache, être catapultée dans un monde inconnu, c’est quelque chose qu’elle connait. Et ça lui a permis de s’adapter. De sortir de sa zone de confort, pour la forcer à se fondre dans la masse. Sourire à qui veut bien la voir. Discuter avec qui veut bien l’entendre. C’est ainsi que les amitiés naissent. Ou les romances d’une nuit.

Se familiarisant rapidement avec les lieux, elle se déplace d’un pas assuré vers le bar, et s’assoit sur un des tabourets laissé vide. Son regard se porte sur la piste de danse, qui, avec l’heure avancée, commence à se remplir. Probablement qu’elle ira danser, quand elle sera un peu plus éméchée et qu’une musique plus entrainante viendra la happer. Elle reporte ensuite son attention vers le barman, et découvre avec une légère déception que ce n’est pas Ophelia. Dommage. Heava l’avait présentée la dernière fois, et les deux jeunes femmes s’étaient bien entendues. Elle espérait pouvoir la retrouver ce soir, et ainsi débuter la soirée un peu moins seule. Mais tant pis. Elle n’a pas le temps, au final, de lever la main pour héler le barman que déjà une silhouette prend place à côté d’elle. Il y a de nombreux autres tabourets à côté, d’où le fait qu’elle comprenne tout de suite que l’acte est délibéré. La voilà donc qui reporte son attention vers cet inconnu, curieuse, avant, finalement, qu’un sourire espiègle vienne éclairer son visage. « Diaz Heivoris. Ravie d’enfin pouvoir mettre un nom sur ce joli visage. » Elle l’avait croisé à Alféa, mais n’avait, au final, jamais eu l’occasion ni même l’envie de connaitre son identité. Jusqu’à ce que, quelques jours plus tôt, leurs chemins se recroisent chez Elain Heivoris.   

Il a le sourire chaleureux, mais le regard froid. Du genre à bien cacher son jeu. À s’adonner régulièrement au bal des mensonges et des faux-semblants. Il n’est pas particulièrement content de la voir en ces lieux, et quand bien même son attitude prône le contraire, ses iris, elles, ne mentent pas. Mais Tharma s’en amuse. Et préfère entrer dans la danse. Le titiller, le provoquer, sans toutefois le faire exploser. Elle n’aurait aucun intérêt à le faire sortir de ses gonds. Après tout, il est le fils de sa patronne, et elle a bien trop besoin de son poste pour oser risquer quoi que ce soit. Donc oui, elle va probablement tenter de s’amuser un peu. De pousser Diaz jusque dans ses retranchements. Mais elle n’ira pas jusqu’à dépasser la limite. Il n’en vaut pas la chandelle.

Villemont. Encore et toujours cette fausse identité qui lui colle à la peau. Enième rappel de qui elle prétend être, et de qui elle ne sera jamais. Y’a toujours ce petit pincement au cœur, à cette pensée. Au fait qu’elle mène une vie volée. Une vie complètement fausse et montée de toute pièce. Même dans ses jours de repos, dans ses moments d’errance, elle reste cette Villemont qu’au fond probablement elle exècre. Elle la dégoute. Mais jour après jour, elle se remet dans la peau du personnage. Pas le choix.

Son sourcil qui s’arque quand il lui demande ce qu’elle fait ici. Elle tique devant le sous-entendu que c’est elle qui est responsable de ces retrouvailles. Elle reste un instant pensive, avant de rétorquer avec calme, « Jusqu’à preuve du contraire c’est toi qui es venu à moi, et non l’inverse. » tout en gardant ce sourire aux teintes d’insolence. Est-ce qu’elle se joue de lui ? C’est la question qu’il pourrait se poser. Mais pour une fois, Tharma est bel et bien sincère : elle ne voit absolument pas de quoi il parle. Le tutoiement, en tout cas, s’est imposé de lui-même. Car ne sont-ils pas proches, compte tenu de ce qu’il s’est passé il y a quelques années ? Il sait qu’elle a tout entendu. Ou du moins une partie. Et ça l’embarrasse. Si elle ne s’en était jamais formalisée par le passé, à présent qu’elle est au service de sa mère, elle a bien compris que ça serait différent. Et que ça serait, aussi, à double tranchant. Car sans le vouloir, elle a éveillé sa curiosité. À développer chez lui un fort intérêt. En positif, ou en négatif, elle ne saurait le dire. Mais elle qui s’est toujours donnée du mal pour se noyer dans la masse et ne pas faire de vagues se retrouve au centre d’une intrigue dont elle n’a jamais cherché à se mêler. Et quand bien même pour le moment elle s’en amuse, elle pressent qu’elle pourrait, au contraire, bien vite au final s’en mordre les doigts.    

La répartie de Diaz la laisse sans voix. Y’a sa bouche qui s’ouvre, à l’image d’un poisson rouge, mais y’a aucun son qui sort. Pour une fois, Tharma est mouchetée. Médusée par la réplique qui vient de siffler jusque dans ses oreilles. Elle ne pensait pas Diaz aussi direct. Non pas qu’elle le connaisse personnellement, après tout jusqu’à sa rencontre chez Elain elle ne connaissait même pas son identité. Mais y’a comme un décalage entre son langage et l’aura qu’il dégage. Elle le pensait plus sophistiqué, plus faux. Au final il est bien plus direct qu’il n’en a l’air. Et ça la laisse des plus perplexes. Reprenant le contrôle face à la sidération qui s’est soudainement installée, elle finit par refermer la bouche. L’espionne. Elle ne comprend décidément pas où il veut en venir. Ce qu’il insinue. Ou si, elle le comprend très bien, et ne peut s’empêcher d’en trembler d’effroi. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il est au courant ? Mais comment ? Et pourquoi le dire de la sorte, de but en blanc ? Tharma est déstabilisée. Et si son sourire reste aussi factice qu’à l’accoutumée, force est de constater qu’il y a une fissure à la commissure de ses lèvres. Un léger tressaut qui n’augure rien de bon. Que ce soit pour elle, ou pour lui.

Il fait signe au barman, qui, sans avoir besoin de lui demander ce qu’il souhaite, lui sert un verre de rhum. Visiblement c’est un habitué de ce bar, à qui on connait déjà les habitudes. Elle l’observe en silence, son cerveau tournant à plein régime. Elle réfléchit, Tharma. Elle analyse la situation. Elle voudrait lui dire qu’elle n’a rien d’une espionne et qu’elle ne comprend pas le sous-entendu, mais le voilà qui reprend la parole pour enfoncer une fois de plus le clou dans tout ce flou artistique. C’est qu’elle en éclaterait presque de rire, Tharma. Car elle ne comprend foutrement rien à ce qui est en train de se passer. Elle ne voit pas de quoi il parle. Et ça ne l’amuse pas vraiment. Elle qui aime avoir le contrôle et se jouer des gens n’apprécie pas tellement le retour de bâton. « Je ne comprends pas où tu veux en venir, qu’elle siffle finalement entre ses dents à demi-mots. » Au même moment, un homme passe à côté d’eux, bien trop éméché pour ne pas dévier de sa trajectoire initiale. Il est d’emblée attrapé par Diaz qui le place entre eux, avant de faire un signe de la main à un vigile pour qu’il vienne le chercher. En deux temps trois mouvements, l’homme est trainé dehors. Le petit détail –quoi que pas des moindres- qui n’échappe pas à Tharma, c’est le J’m’en occupe patron que le videur glisse à Diaz au moment où il entraine l’homme à sa suite. Patron. Ça explique bien des choses. Comme le fait que le barman lui ait servi son verre sans qu’il ait eu à dire haut et fort ce qu’il souhaitait. « Je pense qu’il y a méprise quant à mes intentions, qu’elle rétorque une fois le videur et l’ivrogne loin d’eux. Je ne suis pas ici pour t’espionner. Je ne savais pas que tu serais dans ce bar, et encore moins que tu en étais le patron. » Quelles étaient les probabilités pour que le seul bar qu’elle fréquente depuis son arrivée à Solaria soit comme par hasard celui du fils de sa patronne ?     

Sa mère. Ainsi donc, il s’agit de ça. De seulement ça. Y’a comme un poids qui s’enlève de ses épaules. Qui disparait d’un coup d’un seul, dans un battement de cils. Elle sent son pouls qui diminue, et le bourdonnement dans ses tympans qui s’estompe. Elle pensait être démasquée. Elle était en train d’élaborer bien des stratagèmes pour essayer de se tirer de là sans y laisser trop de plumes. Elle s’imaginait comment elle pourrait éliminer Diaz dans son propre bar, à la vue de tous, et comment elle pourrait disparaitre. Elle perdrait sa couverture, mais au moins elle aurait la vie sauve. Enfin bref… Toute cette paranoïa s’évapore et la voilà qui conclut tout ce quiproquo par un rire amusé. « Ta mère ? Elle se force à garder contenance et à ne pas sombrer dans un fou rire, tant la situation frise le ridicule. Il y a cinq secondes elle était encore en train d’énumérer différentes manières de le tuer, c’était tellement la crise. Que finalement maintenant… Ridicule. Tu penses que c’est ta mère qui m’a envoyée, et que je suis une espionne à son compte ? Le rire s’atténue, jusqu’à finalement complètement se perdre. Le sérieux reprend peu à peu le contrôle, et elle reprend, Visiblement tu ne la connais pas très bien. Une petite pause, le temps qu’elle réfléchisse. Des mots qui lui brûlent les lèvres. Provoquants. Osera-t-elle les dire ? Oh et puis zut, il l’a mise dans tous ses états, alors elle peut bien lui rendre la pareille. Tu as quelque chose à cacher, pour être aussi suspicieux et paranoïaque ? » Le sourcil qui s’arque, curieux, alors que le sourire se fait narquois. Il sait très bien de quoi elle parle et où elle veut en venir.

Elle se sent mieux. Plus légère, plus sereine. Et elle se délecte de reprendre le contrôle de la situation. Alors elle se sent pousser des ailes, jusqu’à se permettre de lui lancer cette petite pique. Cette insinuation qui ne devrait pas le laisser de marbre bien longtemps. Face à sa dernière remarque, elle rétorque, « C’est une amie spécialiste qui m’a emmenée ici. Elle connait bien une de tes barmaids, Elle marque une pause, faisant mine de réfléchir, Ophelia, si ma mémoire est bonne. » Tharma s’est toujours sentie obligée de se faire passer pour plus sotte que ce qu’elle est en réalité. Plus naïve, plus tête en l’air, plus simple. Faire semblant de ne pas observer, de ne pas faire attention à tout, de ne pas être obligée de tout le temps TOUT mémoriser. Jusque dans les moindres détails, pour ainsi ne jamais être prise au dépourvu et avoir toujours deux coups d’avance sur ses adversaires. « Maintenant que je connais l’identité du gérant, permets-moi de te féliciter. L’archange est une véritable réussite. Je m’y suis tellement bien amusée la dernière fois que comme tu peux le voir, me revoilà. Elle marque une nouvelle fois une courte pause, alternant son regard sur les lieux, puis Diaz. La raison de ma présence ici est aussi simple que ça. Et elle n’a absolument rien à voir avec Elain. Elle respecte trop le concept de vie privée pour s’immiscer dans les vôtres. » Du peu qu’elle en a vu, elle est d’ores et déjà certaine qu’Elain est une mère parfaite, ou qu’en tout cas elle tend à l’être. Elle pourrait très bien éprouver un peu de jalousie pour ça, d’ailleurs.

Ils partagent tous des secrets. Tous. Diaz insiste bien sur ce dernier mot, et, histoire d’enfoncer bien profondément le clou, se permet de lui adresser un regard appuyé et entendu. Malheureusement, il n’est pas si idiot que ça. Et encore moins aveugle. Car quand bien même Tharma a essayé de dissimuler le malaise qui l’a happée quelques minutes plus tôt, et bien Diaz n’en est pas resté indifférent. Il a senti, ou plutôt pressenti, que quelque chose n’allait pas. Et avec ce dernier mot, cette dernière pique, il le lui fait bien comprendre. Tharma pourrait en trembler d’effroi. En ressentir une certaine gêne. Elle pourrait bafouiller et perdre à nouveau contenance. Mais ce n’est pas le cas. Bien au contraire. Elle est bien trop habituée aux mensonges et aux fonds semblants pour se laisser atteindre aussi facilement. Et maintenant qu’elle a repris le contrôle, ce n’est pas pour le perdre aussi rapidement. Il en faudra plus de la part de Diaz pour la faire sourciller. Bien plus. « Certaines sont cependant plus importantes que d’autres. Plus… Compromettantes. » Elle insiste, à son tour, sur le dernier mot. Partageant ce même regard appuyé que lui. Elle joe, Tharma. Et elle doit bien l’avouer, ça l’amuse beaucoup. Elle marque un court silence, avant d’ajouter, « Ne t’inquiètes pas pour ça, en tout cas. Avec moi tes secrets seront bien gardés. » Parce qu’elle n’aurait aucun intérêt à les divulguer à n’importe qui, et encore moins à sa mère. Il lui serait malvenu de se mettre à dos Diaz, ou, plus globalement, qui que ce soit. Son objectif étant encore et toujours de se fondre dans la masse en passant inaperçue. « Par contre je ne dis pas non à quelques verres gratuits de temps en temps. » Elle ponctue la fin de sa phrase par un petit clin d’œil amusé. Oui, Tharma est bel et bien en train de se faire acheter son silence. Bon, en soit, c’est surtout pour plaisanter. Mais si, tant qu’à faire, elle peut en tirer un certain avantage… Pourquoi pas ??

L’archange est un endroit où il fait bon vivre. Et où, la dernière fois, elle s’est bien amusée. Chose qui est plutôt rare, surtout depuis qu’elle a emménagé à Solaria et qu’elle a perdu tous ses repères. Diaz semble plutôt touché du compliment qu’elle lui fait, et il s’excuse, en même temps, pour son comportement. Une affaire que Tharma a déjà oublié, pour être honnête. Il conclue sur le fait qu’elle ne connait pas très bien Elain. Remarque qu’elle accepte, d’ailleurs, bien volontiers. Il dit la vérité, la spécialiste n’étant, après tout, à son service que depuis seulement quelques semaines. « C’est vrai. Mais j’ai vu la manière dont elle parle de vous. Et comment elle vous considère. Tu as de la chance de l’avoir. Elle marque une courte pause, le temps que ses orbes se voilent durant quelques secondes, Ma mère n’est pas aussi présente. Pas aussi attentionnée. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même depuis la mort de mon père et elle s’est effacée au fil des années jusqu’à manquer de disparaitre pour de bon. » Tharma se confie. Sans trop savoir pourquoi. Peut-être parce qu’elle a besoin de parler. De vider son sac. Et d’acquérir la confiance de Diaz.